( extrait du chapitre 13 du livre de Sally Kempton : « Eveiller la Shakti ,
le pouvoir transformateur des Déesses du Yoga »)
Bhuvaneshvari
Déesse de l’Espace Infini , Celle Dont le Corps est le Monde
Toutes les parties du monde , comme les membres d’un être vivant , sont dépendantes de l’amour unique , et sont attachées les unes aux autres par l’affinité naturelle .
MARSILIO FICINO
A cause de l’ordre que tu as donné , simplement en élevant les sourcils ,
Brahma créée ce monde ,
Vishnu le maintient
Shiva le détruit ,
Et Sadashiva le bénit .
SHANKARACHARYA
« Ananda Lahari » ( « Vague de Félicité« )
Et à ce moment là nous pensâmes tous à l’espace … il faudrait que le Soleil arrive avec ses rayons , pour faire mûrir le blé ; à l’espace pour que le Soleil se condense à partir des nuages des gaz célestes , et brûle ; aux quantités d’étoiles et de galaxies et de masses galactiques en train de voler à travers l’espace , qui seraient nécessaires pour tenir suspendus chaque galaxie , chaque nébuleuse , chaque soleil … et en même temps que nous y pensions , cet espace , inévitablement , se formait … Le point qui la contenait , elle , et nous tous , s’étendait dans un halo en année-lumière et siècles-lumière et billions de millénaires-lumière , et nous étions lancés avec violence aux quatre coins de l’univers … et elle , s’était dissoute en je ne sais quel genre d’énergie-lumière-chaleur … «
ITALO CALVINO,
Cosmicomic
Oh ma Bien-Aimée ,
Que deviendras-tu
Quand tu en auras assez de devenir moi ?
LAWRENCE EDWARDS
Le bazar de Kali
Imaginez l’espace le plus vaste que vous puissiez concevoir - de l’espace vibrant d’ampleur créative et de possibilités . Essayez de sentir et de percevoir votre chemin dans sa clarté , sa luminosité . Utilisez tous vos sens : la vue , l’ouie , mais en particulier votre sens intérieur du toucher . Remarquez que cet espace bat subtilement . Remarquez que , à l’intérieur de lui , se lèvent de minuscules explosions de pensées ou des ondulations d’images . En sentant votre chemin à travers cet espace , rendez-vous compte qu’il est hyper conscient . Il est conscient . Il sait .
Maintenant voyez si vous pouvez imaginer cet espace comme un ciel infini , qui s’étend indéfiniment , qui n’a pas de frontières et pas de limites . Imaginez que tout ce que vous pouvez concevoir , aussi bien que l’inimaginable - chaque planète , chaque étoile , chaque trou noir , chaque océan , chaque forme de planète , chaque créature , chaque idée , et l’espace-temps lui-même - sont contenus dans ce sentiment infini d’ espace . Imaginez sa pure liberté . Il peut devenir toute chose . Il peut dissoudre toute chose en soi-même . Il est empli de possibilités , de sagesse , d’amour infini . Il crée en lui-même un corps - et ce corps est le cosmos .
Vous vous êtes mis au diapason du ressenti de Bhuvaneshvari . Bhuvaneshvari est la Déesse dont le corps est l’espace de la possibilité infinie . Elle est ânanda - la sagesse/amour infinie et créative . Elle est la matrice , l’éternelle énergie maternelle qui tisse l’univers à partir de son propre corps de même que l’araignée tisse une toile - et ensuite y vit . En tant qu’énergie qu’on peut toucher en méditation , Bhuvaneshvari est proche de la déesse Bouddhiste Prajna Paramita , la perfection de la sagesse , la vaste conscience qui s’étire en spirale et vous attire en elle-même , pleinement sensible au fait que la forme et le vide ne font qu’un , que toutes les formes sont essentiellement du vide , et que la vacuité contient des formes infinies . Vous ne pouvez prendre pleinement conscience de ceci sans la permission de la déesse . Du fait qu’elle est elle-même ce paradoxe , elle détient la clé de votre prise de conscience .
Bhuvaneshvari est une déesse merveilleuse sur laquelle méditer , vous garantissant que même dans l’état de conscience le plus informel , vous allez sentir une étreinte subtile et maternelle . Quand vous invoquez en méditation sa présence , elle peut vous recueillir dans un espace semblable à un vaste utérus cosmique . La subtile présence de Bhuvaneshvari en méditation est sans forme , détachée , une conscience océanique dans laquelle vous pouvez flotter . Cela vous soutiendra , vous tiendra , et vous renouvellera . Quand je veux lâcher -prise à l’anxiété ou à la peur , c’est souvent Bhuvaneshvari que j’invoque . Son espace semble accepter tout entier tout ce qui a besoin d’être clarifié . Vous pouvez lui offrir tout ce que vous conservez : culpabilité , perte , agitation émotionnelle , ou simplement un excès de pensées . Elle va le prendre , le dissoudre , et l’offrir en retour transformé . Elle est l’utérus cosmique , la grande étendue à l’intérieur de laquelle toutes choses sont contenues , et de laquelle toutes choses sont nées .
Cependant , vous ne pouvez la limiter ou la définir simplement comme espace , car Bhuvaneshvari existe également au niveau du monde physique . Le monde est à l’intérieur de son corps , et cependant elle est au cœur de chaque chose , comme l’espace à l’intérieur de chaque atome . Elle est le rien derrière le Big Bang , aussi bien que l’espace qui permet à votre être d’exister au milieu des autres êtres . Elle est l’atmosphère qui entoure la planète , et elle est aussi l’espace profond ,où le temps se courbe ou se dissout , où le distances ne peuvent se mesurer qu’en formules mathématiques ,et où la matière peut indéfiniment se dilater vers l’extérieur ou s’effondrer vers l’intérieur . Rien n’existerait sans elle .
Bhuvaneshvari signifie « la Maîtresse , ou la Dame ,( ishvari ) des Mondes ( bhuvana ) » . Elle est la déesse dont l’essence devient l’univers phénoménal . Elle est totalement entremêlée avec chaque chose de l’existence , de même que l’espace est imbriqué dans chaque atome de matière , même la plus dense . Pas seulement l’univers physique , mais la totalité de la réalité - tous ces mondes que nous ne pouvons voir avec nos yeux physiques , les univers où il n’y a ni temps ni espace , les royaumes du paradis et les endroits où personne ne voudrait se trouver . Elle contrôle la réalité , parce que la réalité est son propre corps .
Dans le Sri Mad Devi Bhagavatam , recueil mythologique consacré à exalter le divin féminin sous ses formes variées , Brahma , le Créateur , raconte son histoire au barde céleste Narada .
« Représente-toi le temps d’avant la création , si tu peux … » commence Brahma .
« … Je sors en chancelant de quelque royaume inconscient , pour me retrouver au milieu d’un vaste océan sans rivages . C’est tout ce qui existe - cette mer sans fin de conscience . Flottant sur cette mer , je découvre Vishnu endormi dans les anneaux du serpent de la terre , Ashresha . Et je me rends compte que deux démons tiennent captif ce monde non-formé , prêts à l’avaler , et à avaler Vishnu aussi ! Alors je prie , frénétiquement , la seule qui peut nous aider . Je prie Mère Bhuvaneshvari . A mon saisissement , elle fait son apparition , sortant du corps de Vishnu , où elle le maintenait endormi . La déesse a maintenu Vishnu inconscient , tout comme , sous sa forme de Maya , elle maintiendra les êtres humains inconscients de leur origine véritable , jusqu’à ce qu’elle choisisse de laisser tomber sa puissance d’illusion !
« Tu te rends compte, Narada ? « dit Brahma , sur un ton dramatique . « Elle peut même expédier Vishnu , le Seigneur des Seigneurs , dans un état d’inconscience ! «
Et au moment où Bhuvaneshvari se retire - ta da !!! Vishnu s’assied , attrape les démons , les flanque en travers de sa cuisse , et les tue .
Mais il n’y a toujours pas de monde !
« Laissez moi vous montrer quelque chose, » dit la Déesse Bhuvaneshvari . Elle est maintenant de bonne humeur , s’étant créé un auditoire . « Allez chercher Shiva, » dit-elle à Brahma et Vishnu . « Ceci vous concerne tous » . Brahma raconte alors comment la déesse les invite tous à monter dans un véhicule céleste , une nacelle couverte de joyaux , qui s’élève , telle une montgolfière , dans le ciel , et au-delà . Ils traversent un nombre incalculable de mondes subtils ; et , pour finir , atteignent le niveau le plus subtil , le plus haut , le plus infini de tous : Devi Loka , le plan de la Déesse . Là , Brahma , Shiva , et Vishnu , découvrent qu’ils ont maintenant des corps de femmes . Ils sont devenus des jeunes filles célestes , servantes de la déesse Bhuvaneshvari . Brahma ne semble pas avoir de problème avec ça ; en se rendant compte qu’il est dans les mains de la Dame , il est capable de laisser tomber son besoin de contrôle , du moins pour l’instant . Il lui vient à l’esprit qu’elle est en train de lui mettre en évidence quelque chose ; peut-être de lui donner un indice , subtilement , du fait que , pour comprendre le véritable processus de la création , les dieux doivent sentir ce que ça fait d’être une femme ?
Le souffle coupé , Brahma continue son histoire . « Ecoute , Narada » , dit-il . « Ce qui vient était fantastique. Nous avons vu l’univers entier , en mouvement , aussi bien qu’ immobile , à l’intérieur des ongles des pieds de lotus de la Déesse ! » Brahma ne peut s’arrêter de parler de cette merveille .
« L’univers ! Dans les ongles de ses orteils ! Ce n’est pas une Déesse prise au hasard . C’est une déesse qui mérite vraiment qu’on se prosterne devant-elle ! Voilà une forme du féminin qu’ils peuvent vénérer ! » Ce qu’ils font tout aussitôt . Ils s’inclinent jusqu’à poser leurs têtes sur ses pieds couverts de joyaux , au point que des gemmes se détachent de leurs couronnes , qui sont tombées , dans l’excitation .
« Voilà ce à quoi elle ressemble , » nous dit Brahma . « Bhuvaneshvari est assise sur un lit orné de pierres précieuses , portant des robes rouges , une guirlande de fleurs rouges . Ses yeux sont d’un rouge profond . Son visage est délicat , avec des lèvres minces , et sa beauté surpasse tout . Ses seins généreux sont recouverts de pâte de santal . Une de ses mains tient un aiguillon , qui symbolise le fait qu’elle dirige le monde physique . Une autre main tient une coupe débordante de pierres précieuses . Ses autres mains font des gestes pour bénir , et pour dissiper la peur . Ses pendants d’oreille en or ont la forme du Sri Yantra ; le mantra « Hrim » résonne dans chaque particule de l’air . Même les oiseaux » , dit Brahma , « chantent « Hrim » .
Vishnu , toujours le plus vif d’esprit de la Trimurti , comprend immédiatement Qui elle est . « C’est la Très-Sainte » ,s’écrie-t’il , l’incarnation de Bhaga - la majestueuse , celle qui donne la renommée , celle qui est de bon augure , celle qui donne le détachement , et toutes les autres qualités divines auxquelles vous pouvez penser ! Elle est la Mahavidya , la grande Connaissance ; Mahamaya , la grande Illusion . C’est la créatrice première du monde , et c’est en elle que le monde se dissoudra à la fin ! » Et les trois grands Dieux - éblouis , dit l’histoire , par la dévotion - se prosternent encore et encore devant elle , disant : « O , Bhuvaneshvari , Dame du monde , tout cet univers se lève en toi et se dissout en toi . C’est seulement par ta volonté que nous créons , maintenons , et détruisons ! »
Avec Bhuvaneshvari , nous rencontrons celle des Déesses indiennes qui ressemble le plus à la Grande Mère des mythologies occidentales . Bien que Durga et Lakshmi et même Kali soient appelées « Ma » par leur dévots , et bien que Parvati soit vraiment une mère , aucune d’entre elles n’est une mère-du-monde au sens où des écrivains comme Erich Neumann et Joseph Campbelle emploient le mot . La Grande Mère est une forme du féminin dans laquelle le monde est incarné ; elle est la grande nourricière qui répand la vie sur terre et la recueille à nouveau en elle . C’est seulement par un étirement incroyable de l’imagination que vous pouvez attribuer ces qualités à la déesse guerrière , et il est certain qu’on invoque couramment Lakshmi pour lui demander des dons et des bénédictions plutôt que la créativité universelle . Sarasvati est une forme de créatrice , bien entendu , mais bien plus comme une artiste et érudite que comme une mère qui donne la vie . Bhuvaneshvari , qu’on appelle quelquefois Jagaddhatri ( « celle qui soigne le monde »1 ) est cette belle jeune mère dont chaque enfant peut tomber amoureux .
Une métaphore pleine de chaleur du folklore Indien décrit la Mère comme un genre de fermière qui stocke des graines dans un cache-pot . Quand le temps est venu , elle les sort , les plante , et des univers naissent . Quand le temps est venu , elle les récolte ensuite . Italo Calvino , dans son roman Cosmicomics , a un personnage du type Bhuvaneshvari appelé Madame Pavacini , qui , au moment de la création , commence à préparer une immense pâte , sans limites - et elle roule la pâte pour fabriquer un monde . En Sanskrit , cette fertile énergie cosmique féminine est appelée Prakriti . Kriti signifie « fabriquer » ou "créer" . Pra signifie « avant ». Ainsi , la prakriti est la matrice de la Shakti antérieure à la création . Elle est, pour simplifier , l’espace divin à l’intérieur duquel tout ce qui est coulera à flot et dans lequel tout se dissoudra . Bhuvaneshvari est la prakriti . Mais elle est aussi le chemin au-delà de la prakriti , comme le montre Brahma à Narada . C’est cela qui la rend si mystérieuse . Tout à la fois elle contient le cosmos et le transcende .
1 du Mantramahaarnava , cité par Kinsley , Visions Tantriques de la Divinité Féminine