Je ne peux penser à Bénarés sans avoir envie de hurler . Ou de crier . Ou de pleurer .
Je ne peux penser à Bénarés sans être émue jusqu'aux larmes en me souvenant de cette promenade en barque sur le Gange avant le lever du soleil . La brume avait envahi les rives , de grandes embarcations à la rame , remplies d'indiens , ou de touristes respectueux , descendaient ou remontaient le fleuve ; les bruits aussi , étaient assourdis par la brume , le clapotis de l'eau , les rames qui plongent puis s'arrachent , quelques éclats de voix en hindi , les cris des mouettes ; et j'avais l'impression de participer à une fête vénitienne , comme si j'entrais , enfin .. dans un de ces tableaux de Carpaccio , devant lesquels je rêve à la Galleria de l'Academia .
Je ne peux penser à Bénarés sans avoir l'image de cette gentille petite chienne au coude totalement déboité , qui clopinait , affamée , puis revenait nourrir sa portée de six minuscules chiots , tassés sous deux marches d'escalier en planches , avec la possibilité d'être écrasés par n'importe quel buffle , n'importe quel humain de la foule passant dans l'étroite ruelle .
Je ne peux penser à Bénarés sans revoir cette vache au mufle déformé par un gigantesque abcés et que personne ne soignait . Ou cette autre aux sabots longs de plus de vingt centimètres qui marchait pesamment dans une rue .
La beauté absolue de cette ville , qui étire sur une seule rive du Gange ( l'autre n'est pas construite et l'on voit des troupeaux de buffles traverser une immense étendue de berge sablonneuse avant de pouvoir s'immerger jusqu'au cou ) ses palais , ses ghats descendants en escaliers jusqu'à l'eau sainte , ses empilements poétiques et improbables , façon Monsieur Hulot , d'appartements vétustes à vue imprenable sur le fleuve , est une face de la médaille ; l'autre face , pour moi , ça a été la condition misérable des animaux des rues . Et je ne pourrai jamais séparer les deux .